"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

mardi 4 février 2014

UNE COMPILATION MARQUANTE SUR L’HISTOIRE DU PRINCIPAL GROUPE REVOLUTIONNAIRE DANS LA France D’APRES GUERRE





« L’enfer continue : de la guerre de1940 à la guerre froide, La Gauche communiste de France parmi les révolutionnaires 1942-1953 sous-titré « Textes à l’appui avec des écrits politiques de Jean Malaquais, par Michel Roger (ed Coleman).

Il y a bien sûr de nouvelles informations intéressantes dans cette suite du précédent ouvrage de l’auteur -  « Les années terribles (1926-1945), réédition d’une vieille thèse[1]- et le livre présente un intérêt évident pour quiconque ne connait pas l’histoire du courant maximaliste.
Il est regrettable cependant qu’il débute comme une hagiographie de Marc Chirik et présente la GCF, minuscule groupe qui a certes maintenu les positions internationalistes pendant la guerre comme première véritable fraction marxiste en France[2]. Hagiographie incongrue concernant une poignée de militants qui se sont complètement trompés de perspective dans l’après-guerre tant par leur croyance en une révolution au lendemain de la guerre que par une analyse catastrophique et peu maxiste de l’état économique du capitalisme, conçu comme incapable de se relever de la guerre mondiale alors que celle-ci a été un coup de fouet pour sa reviviscence et pérennité. 

Le « grand homme » Marc Chirik s’autocongratule outre mesure (en privé) dans l’exergue en première page, nouveau Jésus qui aurait porté sa croix trente années parcourant « physiquement et moralement tous les
degrés du calvaire du prolétariat » (in lettre personnelle à Malaquais). Fallait-il à ce point glorifier l’homme au détriment du courant dont il a été le principal animateur L’exagération est outrancière, derrière une telle citation introductive de la part de Roger. Marc n’a pas connu la déportation comme nombre de révolutionnaires ni la prison comme Chazé. Il est passé à travers bien des ennuis et risques comme quelques autres mais cela ne lui donne pas l’étoffe d’un héros. Fils de rabbin Mordechaï Chirik avait tous les défauts des fils de rabbin : désir d’être autrement le père comme ce fut le cas de Durkheim, le sage, le guide, le père porteur de la loi (marxiste en l’occurrence). L’ayant bien connu, avec ce messianisme qui l’habitait – sa compagne Clara disait qu’il avait le « feu sacré » - je ne pense pas qu’il aurait aimé qu’on lui dessine cette pose hiératique de thaumaturge de l’organisation. Il était trop intelligent pour être totalement mégalomane. Mais il le fût parfois. Il se vantait un jour d’avoir été dans tous les comités centraux, un autre d’avoir refusé de devenir le secrétaire de Trotsky, ou un autre jour d’avoir toujours été en minorité alors qu’il fût toujours « majoritaire » dans le CCI par exemple. Mais ces défauts de la jeunesse arrogante n’entament pas une réelle sagacité politique et une impressionnante perspicacité sociale au cours de sa vieillesse quand certains le nommaient « le vieux » alors qu’il ne fût jamais vieux. Il ne faisait pas bon se trouver en face de lui, dans la polémique il était redoutable. Redoutable du fait de sa très longue expérience politique. Il avait en effet traversé tout le siècle baigné au firmanent de l’Octobre russe puis ferraillant dans les groupes oppositionnels des années 1930 avec un constat souci de retrouver les véritables voies devant favoriser la révolution prolétarienne ultime.
La reconstitution de la fraction italienne en 1941 à Marseille est assurément à mettre au crédit historique de Marc et de ses camarades. Michel rend très bien compte de la création des conditions de la création du Noyau français de la gauche communiste en 1942 et du travail positif avec les « trotskystes-léninistes » RKD, et surtout de sa réaction sainement marxiste à l’effondrement théorique de la fraction italienne avec sa théorisation de la « disparition du prolétariat ». Mais somme toute, avec la sale période de la Libération (triomphe total de la bourgeoisie) les aléas du messianisme auront raison rapidement de la pérennité du groupe. D’une part parce qu’il s’est planté comme toutes les minorités dites d’extrême gauche (des anars aux trotskistes) en misant sur une nouvelle vague révolutionnaire puis, de Charybde en Scylla, envoûté par l’ambiance terrible de risque d’une nouvelle guerre mondiale – vécue comme telle aussi bien par les hautes sphères bourgeoises que par la population – le groupe s’est défait dans la farce de sauvetage des cadres, en fait surtout de Chirik qui a pris ses clics et ses clacs pour filer au Venezuela au début des années 1950[3].
Avant sa disparition il ne faut pas non plus exagérer l’activisme de la GCF, « tournées de propagande, collage d’affiches » nous dit Michel. En réalité, action en catimini. Vu la rareté et la cherté du papier aucun
groupe politique révolutionnaire n’avait les moyens de s’offrir de grands placards de papier. Il s’agissait de « papillons », collés à la sauvette dans le métro ou sur des palissades (je joins ci-contre deux de ces affichettes, environ 10cm sur 5cm).
La bagarre pour le leadership des fractions italienne et française apparaît toujours aussi confuse pour le quidam et tous les dessous pas forcément reluisants ne sont pas rapportés[4]. Le départ de Marc de la Fraction italienne est vu par certains comme politique personnelle et querelle de leadership ce qui est contestable quand il s’agissait de sa part d’une réelle divergence politique. Par contre sa fracassante déclaration d’adhésion à la fraction française a tout d’une tautologie puisque c’était déjà son propre groupe de travail et de militantisme.
Formellement et idéologiquement la GCF est de fait la continuation de la fraction belge Bilan, mais on ne peut pas dire que la Fraction italienne ne l’est plus du tout puisque les italo-belges de circonstance vont se retrouver qui avec Damen qui avec Bordiga. Marc et ses camarades se sont ressaisis, après avoir eux aussi cru à la possibilité de recréation du parti mondial internationaliste, et ils ont vu bien avant 1952 que le parti
italien (dit bordiguiste) ne tiendrait pas longtemps la route véhiculant des confusions néo-léninistes sur la nature du stalinisme, les libérations nationales et le syndicalisme. La présence de la petite GCF dans les luttes ouvrières est fortement exagérée, elle avait été fortement romancée parmi l’ultra-gauche de l’après 1968. Que les deux M intellectuels (Marc et Mousso) aient réussi à accrocher l’ouvrier Goupil au début de la grève de 1947 à Renault n’a pas fait de Goupil un grand meneur ni un poids lourd face au clan de Pierre Bois qui avait lancé la grève. Goupil défendit avec ses pauvres moyens la nécessité de l’extension de la lutte contre les staliniens reconstructeurs du pays et les trotskistes corporatifs, mais la décharge d’énergie du petit groupe était de trop dans une période encore totalement contre-révolutionnaire.

Théoriquement la GCF  fût beaucoup plus influencée par les communistes de conseils hollandais que cela n’est établi. Bien avant la séduction des barbaristes, quelques militants comme Bricianer et Malaquais étaient devenus très anti_léninistes quand Marc, quoiqu’il en dise, restait très bolchevique sur la question de l’organisation. Typique de l’autisme des petites sectes, le départ du seul ouvrier du groupe Goupil fut interprété comme « un recul de la conscience parmi les ouvriers combatifs » ! Mégalomanie quand tu nous tiens ! Goupil en avait tout simplement marre des débats d’intellectuels dans une époque où se dissipaient les illusions d’une classe à la veille de la prise du pouvoir. Sur le fond, la GCF devait réviser son analyse d’un activisme hors de propos. Autre erreur, mais en même temps signe d’un affaiblissement politique, la GCF crut bon de saluer l’apparition du groupe « Socialisme ou Barbarie » groupe issu du trotskysme – mais l’erreur était compréhensible on pouvait croire que des scissions du trotskysme serait évolutives comme en témoignait le groupe très dynamique de Munis[5]. La déliquescence du groupe et l’ouverture faiblasse de plusieurs de ses éléments à la séduction de la nouveauté barbariste – qui les considérait comme des vieilles croûtes – avait certainement été conditionnée antérieurement par l’influence anarcho-conseilliste des Hollandais. C’est le pataquès, la majorité de la GCF rejoint le guru Chaulieu et son équipe d’intellectuels futures sommités du Gotha parisien. Michel a beau jeu de nous mettre en scène Marc martelant « la nécessité de la lutte contre une tendance à la dislocation et à la dissolution. C’est là le grand danger[6] dans les groupes révolutionnaires ; nous assistons à quelques velléités d’activisme (sic ! le même qu’il défendait la veille), mais nous rencontrons surtout de forts éléments de dissolution (resic) ».
Michel n’évoque pas la pression honteuse que Marc voulait exercer sur la pauvre Natalia Trotsky justement tempéré par Malaquais, qui lui tenait la dragée haute politiquement contrairement à sa régression démocratique en son vieil âge. Page 56 est reproduit une critique très judicieuse de Marc par Munis, quand ce dernier n’a pas affiché une telle cohérence dans son grand âge.
Marc Chirik ne va pas tarder à se prendre pour Lénine en parodiant ses « lettres de loin » qui sont très intéressantes, souvent judicieuses mais théorisent en fait la fin de l’organisation politique où les règles strictes de parti deviennent des rapports « de grande intimité de solidarité quotidienne… amitié affective » (page 59). C’est certainement la période de sa vie où il est le plus déprimé mais pas complètement perdu.
Après l’épisode des cercles d’étude Marc est à regret de constater la dissolution et très lucide : « Notre propre incapacité ne doit pas être rejetée sur la classe ou être généralisée ». Mais cette disparition est dramatique historiquement comme je n’ai cessé de le dire. La disparition du pôle politique le plus clair en France laissant la voie et la gloire frelatée au cercle confusionniste S ou B, a permis que les théories néo-anarchistes et conseillistes tiennent le haut du pavé en 1968, pour le bon plaisir de la petite bourgeoisie estudiantine. 

Paradoxalement, pour nous qui l’avons sous-estimé, c’est l’article de Malaquais à la fin du livre qui est le plus profond et subtil sur la dissolution de la GCF, quoique toujours hautain ; comme est brillant et perspicace son article sur le roman.
Chirik et Malaquais ne sont pas des saints mais des hommes. On ne peut leur reprocher d’avoir tenté l’aventure sud-américaine quand tout était foutu pour une longue période indéterminée. Ils ont tenté de faire jouer leurs relations hauts placées pour monter des entreprises lucratives, Gide et Mailer pour Malaquais dans son éclosion littéraire, André Maurois (Émile Salomon Wilhelm Herzog) pour Chirik, mais ils n’en ont jamais tiré profit. Malaquais avait été militant mais il ne l’était plus, il s’était embourgeoisé dans la littérature comme les Rubel et Bricianer. Ils en avaient fini avec leur particularité juive et se considéraient avant tout comme citoyens de l’humanité[7].
En fin de compte, malgré une longue introduction qui apporte des éléments nouveaux fournis par le fils de Marc et la republication de textes déjà connus mais dispersés du travail théorique de référence de la GCF, l’ouvrage souffre de son aspect compilatoire, de son absence de travail réel de confrontation avec ce qui a déjà été publié, les analyses géniales de Laugier et notamment le chapitre 6 de mon Histoire du maximalisme (2009) qui est bien plus complète sur l’histoire de la GCF et ses contradictions et où j’ai modéré pour moi-même mes hagiographies passées de MC.
Cet ouvrage plus encore que le précédent cependant est à saluer comme une contribution utile à une ultérieure histoire générale de ce courant, à laquelle il faut espérer que s’attacheront des historiens honnêtes et à diffusion conséquente prenant en compte documents et analyses que nous avons fourni hélas en ordre dispersé.


[1] Que j’ai critiquée dans ce blog le mercredi 12 décembre 2012  et titré UN TRAVAIL DE FAINEANT SUR LA GAUCHE ITALIENNE.

[2] « La Gauche Communiste de France est la première expression de la gauche marxiste dans le mouvement ouvrier en France » (page 8). Exagération notoire qui efface les représentants de l’AIT dans la Commune de Paris, le POF de Guesde, Naché Slovo de Trotsky à Paris, les Péricat,  Souvarine, Rosmer et Treint, les premiers groupes trotskystes, Union communiste de Chazé, le groupe de Munis, sans oublier l’influence de Bilan bien qu’édité en Belgique, etc.
[3] Goupil (André Claisse), le seul ouvrier de la GCF, me disait à la fin des années 1990, sarcastique : « Marc a voulu sauver sa peau ». La parano s’étant emparée du groupe après la fameuse réflexion de l’un d’eux : « les hitlériens ne nous ont pas eu mais les staliniens ne nous rateront pas »  (avait pronostiqué Laroche).  Pas de héros de la GCF victime des exactions staliniennes, me dit aussi Goupil dans le film que je lui ai consacré, « ce sont surtout les trotskistes qui se faisaient casser la gueule ».  Marc se débarrasse du problème Goupil en 1949 en stigmatisant « une tendance ouvriériste » sous prétexte de la défense du regroupement des révolutionnaires (intellectuels) virage du chef lançant la mode du retour à la théorie contre … l’activisme ouvriériste.
[4] Nota les querelles de basse politique de Suzanne Voute et des italiens contre les petits juifs de la GCF en particulier les deux terribles M (Marc et Mousso).
[5] Lorsque 20 ans plus tard la filiation, Révolution Internationale, décrètera qu’il ne peut sortir que des avortons du trotskysme c’était un constat fondé au souvenir de cette erreur, mais aussi concernant les RKD, prudes léninistes, qui ont coulé finalement dans l’anarchisme. Je redis qu’il est dommage que cette publication ait été encore réalisée sous les auspices d’un ancien trotskiste devenu bourgeois « anarchiste de droite » comme le dit un de ses anciens compères de ‘Combat communiste’ devenu auteur de romans policiers.
[6] A chaque virage théorique des années 1970 aux années 1990, Marc nous ressortira le « grand danger », du « grand danger du parti léniniste » au « plus grand danger du conseillisme ». De même il nous assurera être l’inventeur de la notion de décomposition « ultime » du capitalisme, alors que cette notion était ressassée dans tous les textes de l’IC du début du siècle.
[7] Ce qui ne fut pas le cas d’un de leurs compagnons de route Rubel sur lequel j’écris ceci dans mon histoire du maximalisme : « Face à Robert Gallimard, Rubel exige de se passer des notes d’Engels pour ne garder que les textes inédits, menaçant même d’interrompre sa collaboration. Maximilien Rubel, dans un courrier, en tant que « juif d’origine » expliqua de façon ambiguë que sa lecture de Marx, et l’investissement éditorial qui suivit, furent motivés par l’occupation allemande renvoyant à ce que Traverso le trotskyste a théorisé comme « Judaïsme allemand et cosmopolitisme ». Le trotskiste judéophile Traverso estime que, dans le passage de l’universalisme propre aux Lumières à l’internationalisme socialiste, les juifs furent une figure déterminante, mais néanmoins traversés par le conflit entre nationalisme et cosmopolitisme, entre tradition — attachement à la religion — et modernité — inscription dans un univers sécularisé. L’investigation historique à laquelle s’est livré Enzo Traverso vise, de la même façon à arracher à Marx la théorie communiste comme universaliste, en retraçant la « germanisation du judaïsme allemand », processus au cours duquel la culture yiddish a été profondément renouvelée (« Haskalah ou Lumières juives »). Cette insertion dans la modernité allemande se heurtant à des réactions nationalistes dont l’objectif est d’enfermer les juifs dans leur culture nationale, impliquerait des réactions propices au développement de l’antisémitisme. Cette tension aurait à l’origine, chez certains intellectuels juifs, d’une forme radicale de cosmopolitisme – non pas d’une conscience de classe anti-capitaliste - tant au dix-neuvième siècle avec la figure de Karl Marx ou de Moses Hess, qu’au vingtième siècle dans le cadre des mouvements socialistes et communistes, véritables incarnations du cosmopolitisme juif (Rosa Luxemburg, Paul Lévi ou Georgy Lukacs) et donc donnant raison finalement au natonal-socialisme qui considérait le communisme comme une « invention juive ». Il n’en découle pas chez Traverso et Rubel des prises de positions universalistes en totale opposition avec l’idée de judéité ou de chrétienté, mais une confusion politique totale étrangère au projet commun des Marx et Engels. Les œuvres complètes de la Pléiade s’insèrent donc parfaitement inodores dans une culture universaliste accessible aux bourgeois participant du  transfert du cosmopolitisme judéo-allemand vers les Etats-Unis pour une majorité de citoyens juifs, totalement étrangers au projet communiste de Marx et Engels, et avec eux de tout le mouvement ouvrier. Marx doit par conséquent se retourner dans sa tombe d’être ravalé au rang d’un bon anarchiste démocrate !
Dans une interview au journal Le Monde (29.07.1995) le bourgeois Rubel transforme Marx en un vague philosophe et révèle qu’il n’a jamais été… marxiste, mais une variété de pacifiste pendant la guerre : « Marx croyait déchiffrer le destion de l’humanité tout entière (…) Quant au marxisme il commence à proprement parler avec Engels (…) La révolution de 1917 a inauguré l’ère de la mystification marxiste (…) Je suis venu à Marx par l’occupation allemande, à une époque où un juif d’origine pouvait faire dans sa chair l’expérience du totalitarisme. J’ai été approché par un groupe de jeunes marxistes et anarchistes qui cherchaient à diffuser des tracts de propagande révolutionnaire en allemand auprès des troupes d’occupation. J’ai proposé à ces militants de rédiger un texte où l’on ne mentionnerait ni Marx ni le socialisme, mais qui ferait tout simplement appel à l’instinct d’insoumission des soldats allemands ». Pour mettre tout le monde d’accord, son disciple libertaire, Louis Janover est venu plaider que Rubel avait « arraché Marx aux marxistes ». Certes, mais pour le livrer aux éditions bourgeoises Gallimard ! ».




dimanche 2 février 2014

Café-philo ou café filou?




« Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon “Donnez de l’argent”, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. »
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues
« Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s’en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait nécessairement résulter de l’action et de la discussion […]. Et Marx avait raison » (Engels, in Préface pour l’édition allemande de 1890 du Manifeste).

Il n’existe pratiquement plus de lieux où discuter librement. Les lieux officiels des médias sont réservés aux élites vendues (TV et presse). L’apparente liberté du web ets un foutoir généralisé et les commentaires au bas des articles de la presse numérique ne sont qu’une litanie de récriminations et de propos poubelle. Le tweet est comme les autres « réseaux sociaux » un réservoir à pensée impulsive, épileptique et émotive. Ce n’est ni à l’école ni chez les parents que les jeunes peuvent échanger des conversations qui s’élèvent au-dessus des intérêts personnels, de clans ou de catégories d’âge.
Les réunions publiques des partis officiels de gouvernement jusqu’aux cénacles gauchistes et anarchistes n’attirent plus que les soldats du bulletin de vote ad hoc. Les quelques réunions des groupes maximalistes révolutionnaires ont quasiment disparu de l’agenda. Le lieu des grèves est propice à brûler des pneus, disputailler sur les chances de reprise de l’entreprise par tel ou tel patron, sur le choix d’obéir à tel ou tel syndicat mais il est impossible d’y discuter de la société en général et surtout de l’avenir de l’humanité. C’est hors sujet dans la politique de l’autruche trade-unioniste.
Le grand bazar des indignés a pu laisser croire à une renaissance de la parole publique mais s’est vite dissous en bavardages et singeries gestuelles d’étudiants ignares. A l’avenir renaîtront de véritables lieux de discussion publique et politique, mais pour l’heure bernique.
Café-philo :
Le café-philo, né en 1992 à Paris, a fait des émules un peu partout dans le monde ; il s’est surtout développé au cours des années 1990. Il connait actuellement un honorable rythme de croisière sans bouleverser la bonne conscience dominante. Alors Agora libertaire ou angora démocrate hypocrite ? En tout cas il y a du monde lors des réunions de café-philo ; une bonne cinquantaine de personnes ce soir-là au fond de la librairie, plusieurs jeunes étudiants, des hommes âgés et une majorité de femmes de tout âge.
L’ex-prof de philo qui présente l’exposé à Calais, au fameux lieu culturel Le Channel, avait agréé à la demande d’un participant de traiter de l’aride question de la « propriété privée » ; icelui reprécisait d’entrée « l’opposition entre travail et propriété », angle de vue qui aurait pu être intéressant mais ne fût pas vraiment traité.
La conférencière commença par les lieux les plus communs enseignés à l’école bourgeoise. La propriété dit-elle est ce qui est propre à quelqu’un, « qui n’appartient qu’à soi ». La notion de privé s’inscrit naturellement dans celle de propriété.
Or en fait, ajouta-t-elle, rien n’est à personne. La notion de propriété est un objet de conflit et de polémique, car elle signifie « être maître de quelque chose », « posséder un avantage sur les autres ». Ambivalence du terme : possédants possédés ou possédés possédants ?
Elle se livra ensuite à une analyse à partir des affirmations de Rousseau utilisant à plusieurs reprises deux de ses célèbres formules :
-          « que l’homme est né égal et bon, et que c’est la société qui le corrompt».

-           « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ».

Après avoir évoqué la célèbre formule de Proudhon (« La propriété c’est le vol »), elle revint aux temps primitifs de l’humanité pour décrire la spoliation des terres, en fonction des besoins des hommes (culture, élevage, etc.). L’appropriation de la terre découla de son exploitation. Dans la nature la propriété est légitime mais la propriété peut empiéter sur la part du voisin.
L’invention, l’apparition de la monnaie change tout. Avec l’argent la propriété va se libérer de ses limites naturelles :
-          Appât du gain
-          Moyen de s’enrichir.
Dans la nature on avait tous la même chose ( ?), il y avait égalité ( ?) mais ce n’est plus le cas avec l’argent, nous assure la dame. La propriété est un mode raisonnable en soi (sic ?)sauf pour ceux qui s’enrichissent au-delà de leurs besoins.
Un homme aux cheveux blancs posa la question de la propriété comme rétribution d’un travail, bien qu’il ait vécu ses dernières années au boulot considéré comme « improductif » pour son travail dématérialisé ! Il polémiqua brièvement avec un autre lui disant qu’il préférait mettre le feu à sa maison que d’en faire profiter quiconque ou l’Etat. Je remarquai alors : « voyez ce monsieur est l’illustration parfaite de l’autodestruction de la propriété » !
Personne ne rit. Les visages restaient tendus. Peu participèrent. Notre philosophe en retraite philosopha ensuite quelque peu sur les besoins naturels des hommes mais pour considérer que la propriété privée avait été « actée » dans l’histoire. Puis elle cita à nouveau Rousseau expliquant les inégalités : « La famille est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés politiques; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité ». (Du contrat social)

Evidemment lorsque j’intervins ce fut pour commencer par l’adage : « on n’a jamais vu un corbillard avec un coffre-fort » et j’ai félicité la conférencière d’avoir commencé son exposé en soulignant la notion de pouvoir qu’implique la propriété, et de pouvoir prévalant sur les autres humains. La propriété c’est de la foutaise, le prolétaire possédant comme le capitaliste paye des traites de toutes sortes pour ce qu’il possède en plus ou moins grande quantité. J’ai proposé que la réunion traite la question sous l’angle « propriété et violence » car selon les meilleurs anthropologues modernes (quoique je n’aie pas la culture anthropologique d’un Paul Bastos) la violence interhumaine apparaît surtout au moment de l’institution de la propriété privée, et Rousseau a plutôt raison lorsqu’il constate que naturellement l’homme éprouve de l’empathie pour l’homme. Question importante face à la bourgeoisie moderne qui a réinventé la notion de propriété comme un « droit naturel », presque instinctif et qui serait inscrit dans nos gênes. Question importante contre tous ces philosophes de merde qui ont prétendu qu’il existait une  nature humaine bien définie ; et j’ai rappelé au passage que Engels, dans « L’origine de la propriété privée… » signalait que la jalousie par exemple n’avait pas toujours existé. (j’ai encouragé mes auditeurs à lire Engels mais aussi la contribution de Darmangeat).
La conférencière abonda dans mon sens sur le phénomène de la violence qui accompagne l’institution de la propriété mais sans plus, se servant surtout de quelques remarques secondaires des présents pour revenir à son chouchou Rousseau dont elle lisait d’autres passages, au bord des larmes, avec des hochements de tête compatissants des dames du premier rang.
Je jugeai bon de relativiser le génie de Rousseau. Il n’y a pas que Rousseau pour identifier les diverses sources des inégalités, Diderot, Voltaire et même le marquis de Sade ont eu des traits de génie pour dénoncer les mensonges historiques des classes dominantes. La notion d’égalité définie par Rousseau est elle-même une supercherie de plus qui au fronton de tous nos édifices publics depuis 200 ans. Egalité de qui et de quoi ? Nous ne sommes pas égaux en soi, nous n’avons pas les mêmes besoins en nourriture et vêtements, etc. L’égalité à l’école ? Foutaise. Sur les mêmes bancs sont assis les favorisés et les défavorisés. Une rousseauiste m’interrompit : « … mais c’est la révolution française, le droit de vote ! ».
Je répondis laconique : « oui et quels droits ? Il n’y a plus d’ouvrier au Parlement ». J’ajoutai que je préfère la formule de Saint-Simon reprise par Marx : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » (ma langue a fourché j’avais dit l’inverse) ce qui n’est pas la même chose que la théorie khmer rouge de l’égalité (un même col mao pour tous = socialisme de caserne). Marx a été très critique sur la notion fumeuse d’égalité. Rousseau est un naïf il est daté. Il ne peut pas nous être utile aujourd’hui politiquement. Les émeutes des jeunes prolétaires à La Réunion sont la meilleure réponse à la fumisterie de l’égalité républicaine…
« Vous faites de la politique, attention… », m’interrompit la conférencière.
-          Non rassurez-vous, si je continue à philosopher avec vous, si je faisais de la politique ici je dirais : « l’humanité ne sera heureuse que lorsque le dernier propriétaire terrien aura été pendu avec les tripes du dernier syndicaliste et du dernier politicien ».
L’homme aux cheveux blancs revint à son dada la défense de ses biens personnels pour s’indigner de ceux qui « ont trop », leurs yachts et châteaux. Je lui dis qu’on s’en fout des riches : un riche ne va pas manger cinq assiettes de caviar quand une lui suffit. Une participante qui argumentait en faveur de Rousseau se joignit à moi pour dire que la minorité des riches n’est pas le problème, même au niveau de la répartition des besoins car ce ne sont pas eux qui consomment le plus. J’ajoutai, provoquant un certain émoi, que le vrai problème, depuis le début du siècle dernier ce sont ces immenses « couches moyennes » qui possèdent tant de belles maisons, roulent et polluent en 4X4 et votent écolos…[1]
La conférencière objecta : « ce sont tout de même les financiers qui dominent le monde » !
-          Non madame vous oubliez les gouvernements et leurs partis politiques et les syndicats !
Notre papy soucieux de détruire sa propriété privée avant sa mort ramena sa fraise pour se plaindre encore du fait que le travail de l’un profite à l’autre. Et je dus une nouvelle fois rappeler les règles de base du marxisme : il n’est pas question de lutte d’individu à individu mais de comprendre le conflit entre des classes sociales dans un mode de production donné ». (Ils me regardaient toutes et tous avec un air abruti comme si j’avais été un martien).
J’ai dû laisser échapper à un moment le mot scandaleux et obscur de révolution, et j’ai fait un effort comme vous le voyez pour rester au ras des pâquerettes philosophiques, mais j’attendais le final de la dame philosophe, après avoir sussuré qu’on n’allait pas tarder à nous servir le discours écologique réformiste, ce pet de souris. Et il sortit de sa poche le pet de souris. Je m’étais demandé sur cette dame et l’engeance culturelle « autogestionnaire » environnante n’étaient pas des sous-marins trotskiens. L’ouvrage extrait de sa poche d’un certain Zarka[2] a pour titre : « L’inapropriabilité de la terre ». Je remarquai aussitôt que le titre était un peu barbare, pourquoi ne pas avoir repris la phrase de Rousseau « la terre n’est à personne ».
Eh oui je n’avais pas compris m’expliqua la petite dame : c’est pas le problème de la propriété mais sa notion ! Il faut intérioriser cette idée et pas remettre en cause la propriété existante ! La terre est un bien à récurer nettoyer, entretenir….
Bah j’étais pas mécontent d’avoir pu participer à ce débat « citoyen », pourtant presque aussi sourd que la pauvre Lara Fabian en ce moment. Mais voyant les participants s’éloigner à la fin du café-bobo, je me suis pris à imaginer JJR se retournant dans sa tombe à Ermenonville.
N’étant ni militant ni petit commerçant de mes livres, et ne voyant que conciliabules de copains et copines, je m’éclipsai en pensant avoir donné un coup d’épée dans l’eau. Face à une intervention brutale pour tenter de m’interrompre, j’avais défendu la liberté de parole, même face à des muets, mais il m’avait échappé une phrase sereine et historique : « je sais le combat est long pour notre part » ; et je pensais à toutes ces camarades et camarades de combat qui sont morts, qui restent en mon cœur, comme à tous ceux qui continuent à vivre et qui gardent mon affection même dans la solitude ou l’adversité.

POUR RIRE DES ESTHETES ; VOICI L’EXTRAIT D’APPEL « RADICAL »DES CONFERENCES DE ZARKA :
« L'appropriation de la Terre relève de trois catégories : la propriété, la conquête et la surexploitation. Ce sont ces trois catégories que nous devons élucider pour rendre compte de ce qu'est l'appropriation de la Terre. La question devient alors : devant toutes ces stratégies d'appropriation, l'idée d'inappropriabilité ne relève-t-elle pas de l'utopie ? Utopie d'un âge primitif, totalement perdu de l'humanité, ou d'un âge ultime, sans cesse reculé ? Comment penser l'inappropriabilité de la Terre ? Pour cela il faudra changer de niveau, prendre le virage radical d'une perspective purement philosophique et existentielle, donc d'un retour non au primitif mais à l'originaire et, même, au pré-originaire, c'est-à-dire à la corrélation fondamentale entre l'homme et la Terre. En venir tout d'abord à une considération phénoménologique de la Terre originaire, la Terre comme horizon préalable à partir duquel et dans lequel seul peuvent apparaître et se déployer la perception, le désir, la volonté, la pensée. Mais il conviendra de franchir également ce seuil de la phénoménologie qui est celui de la constitution rapportée à un ego. Malgré les apports de la perspective phénoménologique sur la Terre et le corps, il faudra rompre la prééminence de l'ego, donc transgresser les limites de la phénoménologie, sans tomber dans une théorie existentiale dangereuse de l'enracinement, du lieu ou de la contrée. En deçà de l'expérience rapportée à un ego, il y a la Terre pré-originaire avant la représentation et la synthèse des représentations, avant tout partage, toute appropriation, Terre vivante des vivants qui fait le tissu même de notre être et de nos manières d'être comme être désirant, parlant, pensant et rêvant. C'est à ce niveau que l'inappropriabilité de la Terre pourra être pleinement pensée et corrélativement ce que nous sommes nous-mêmes dans un ensemble plus grand, celui du monde vivant ».

L’APRES CAFE-PHILO :
Une réunion quelle qu’elle soit pose toujours des problèmes ultérieurs si elle ne les a pas résolu pendant, et quand de plus elle n’est que divagation superficielle et écolo chic d’une petite prof provinciale…. Voici les questions et les réponses.

ROUSSEAU PRECURSEUR DE MARX ?
Je me reprochais de ne pas avoir sérieusement préparé cette réunion, comme je le faisais lorsque j’étais militant ; j’avais survolé simplement des passages de « L’origine de la propriété… » d’Engels. Je décidai de me remettre les pendules personnelles à l’heure et de réviser mes oublis. A cet égard Internet est un formidable outil de référence, de synthèse et de retrouvailles des données essentielles et d’apprentissage renouvelé, carences gutembergoises de jadis qui me valaient des heures de recherche dans mes bibliothèques naguère sans compter les nombreux coups de fil aux camarades mieux équipés historiquement.
Il est intéressant de rappeler une citation de Rousseau faite par Marx dans Le Capital (vol. I, livre I, t. 2, chap. 24, note 232) : « Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir [dit le capitaliste] à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander » (Rousseau, Discours sur l’économie politique, Genève, 1760).
Marx face aux philosophes des Lumières est une fusée comparée à un attelage de bestiaux. Pour Marx l’Etat est la simple agence de police des propriétaires. A l’origine propriété et Etat sont inextricablement liés. Pour Marx la propriété est un fait nécessaire à un stade donné de l’évolution de la société. Pour Rousseau la problématique est aussi idéaliste que celle de Proudhon (cf. « la propriété c’est le vol »). Certes Rousseau est probablement le premier à percevoir les origines douteuses de la propriété (rapine, vol, conquête), mais il ne remet pas en cause l’Etat. Rousseau, avec sa pensée embryonnaire, est d’accord avec Marx pour la mise en commun de tous les biens de la nature et de la production mais croit possible un pacte social.  Rousseau et Marx sont ensemble contre les philosophes conservateurs anglais Locke et Hobbes. Pour Hobbes et Locke la raison d'être de l'Etat est de protéger la propriété privé des citoyens. Si Marx est d’accord que telle est l’origine de l’Etat, il en conteste la finalité quand pour Rousseau le caractère commun de la propriété est assuré par l'Etat. Marx a lui rejoint les anarchistes conséquents du 19ème siècle pour affirmer la nécessité de détruire l’Etat bourgeois pour en finir avec la propriété et les inégalités.
Conceptuellement Marx explique clairement que la propriété est fonction du mode de production, une idée qui n'apparaît pas chez le Rousseau « primitif » et "promeneur solitaire":
« La première forme de la propriété est la propriété de la tribu. Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production, où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l'élevage de bétail ou, à la rigueur, de l'agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. A ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l'offre à la famille. La structure sociale se borne, de ce fait à une extension de la famille: chefs de la tribu patriarcale, avec au dessous d'eux les membres de la tribu et enfin les esclaves. L'esclavage latent dans la famille ne se développe que peu à peu avec l'accroissement de la population et des besoins, et aussi avec l'extension des relations extérieurs, de la guerre tout autant que du troc.  La seconde forme de la propriété est la propriété communale et propriété d'Etat qu'on rencontre dans l'antiquité et qui provient surtout de la réunion de plusieurs tribus en une seule ville, par contrat ou par conquête, et dans laquelle l'esclavage subsiste. A côté de la propriété communale, la propriété privée, mobilière, et plus tard immobilière, se développe déjà. Avec le développement de la propriété privée, on voit apparaître pour la première fois des rapports que nous retrouverons dans la propriété privée moderne...D'une part, la concentration de la propriété privée...d'autre part, en correspondant...la transformation des petits paysans plébéiens en prolétariat...La troisième forme est la propriété féodale... ».
(Marx, L’idéologie allemande)

L’origine des inégalités 
(où les recherches contemporaines infirment la plupart des thèses de Rousseau)
Religion et innovation à l’âge du cuivre (Pascal Barbe, Stéphan Callens
Centre EREIA, Université d’Artoisereia@univ-artois.fr)

« … L’archéologue ou l’anthropologue associe le constat de l’apparition de biens luxueux pour une élite avec un ensemble de faits tels que le passage de la tribu à la chefferie, du clan à la classe, un début de centralisation géographique avec parfois une petite bureaucratie, une justification par la religion d’une hiérarchie cléricale, tandis que la production agricole s’intensifie, ainsi que la division du travail. De Rousseau à Diamond, la méthodologie utilisée pour répondre à la question de l’origine des inégalités a été d’abord anthropologique. Les approches privilégiées peuvent être celles d’une anthropologie normative, comme celle du Bon Sauvage de Rousseau, ou d’observation, comme Jared Diamond, spécialiste de la Nouvelle-Guinée. L’archéologue a l’avantage d’avoir accès aux archives des toutes premières formations de l’inégalité, bien que l’interprétation des relevés obtenus soulève de grandes difficultés. Cependant, une modification importante de ce désavantage des méthodes archéologiques est issue de la découverte fortuite en 1991 de la dépouille et des outils d’un homme de l’âge du cuivre dans un état de conservation exceptionnel : le « maitre du feu » Ötzi.(…) Le corps momifié d’Ötzi a été daté de l’âge du cuivre 1, vers -3300 av. J.C. Il s’agit d’un homme du chalcolithique doté d’une hache de cuivre, d’un petit couteau de silex, d’un arc en cours de fabrication, de petits outils, ainsi qu’un porte-braises. Le Cuivre constitue la première métallurgie véritable, avec un côté magique de la transformation d’une roche mélangée à du charbon de bois, qui devient un métal rouge. Ötzi a une hache composée d’un cuivre presque pur avec des traces d’arsenic, élément chimique qui se retrouve dans sa chevelure, signe d’une activité métallurgique. Son habillement et ses chaussures lui ont permis de circuler à plus de 3200 m d’altitude. Sa mort a été causée par une flèche dans l’omoplate amenant une hémorragie fatale. Ötzi maîtrise des savoirs efficaces. Il porte des séquelles de travaux métallurgiques, la métallurgie du cuivre à l’arsenic étant spécifique au début des âges métalliques. Il porte sur lui des champignons, des polypores du bouleau, qui ont des vertus thérapeutiques adaptés à la pathologie dont il souffrait. Des scarifications faites sur certaines parties du corps ont servi à lutter contre la douleur. Il s’agit d’une personne de haut rang, doté d’un équipement sophistiqué et d’une hache de cuivre. Une compétition politique locale l’a sans doute amené à être pourchassé et abattu d’une flèche dans le dos. L’âge du Cuivre 1 est l’époque d’une transition d’une société égalitaire néolithique à une inégalité des statuts sociaux. Ötzi le puissant est assassiné ; la société du début de l’âge du Cuivre a une structure égalitaire qui résiste, en incorporant sans doute les notables dans son économie sacrificielle ».

Violence et inégalité

« Les réponses à la question de l’origine de l’inégalité s’appuient généralement sur une histoire de la violence. Deux principaux schémas d’évolution sont utilisés. Dans la tradition de Rousseau, une phase de non-violence s’achève par un péché originel institutionnel, comme la propriété dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité de 1755. Dans la tradition de Hobbes, la violence est première, si bien qu’une explication de l’inégalité s’appuie sur une logique du plus fort. Pour Diamond qui se situe dans cette perspective, le niveau technologique de l’armement est décisif. Si les conquistadores battent les Aztèques, ce serait, selon Diamond, à cause des canons et d’une métallurgie sophistiquée, d’un système immunitaire renforcé par des domestications plus nombreuses et plus anciennes (Diamond, 1997) ».

Effet Hobbes, effet Rousseau

« Dans l’ouvrage de Rousseau, le « fer » vient avant « le blé », c’est-à-dire que l’humanité est souffrante depuis les premiers métallurgistes apportant une définitive corruption des mœurs par leur technologie. Une inégalité économique injuste est issue de cette révolution technologique, se substituant à une égalité naturelle, selon le schéma de Rousseau. La période finale de sociétés néolithiques se caractérise par l’impossibilité d’intensifier des ressources agricoles alors que la population continue à croître : les premiers agriculteurs défrichent et s’installent sur les meilleurs terrains jusqu’à ce que tous les terrains soient occupés. Les restrictions à la mobilité accroissent les tensions. La seconde grappe d’innovations majeures, celles des premiers métallurgistes, vient soulager ces tensions : perfectionnement d’un droit privé du contrat, roue, traction animale, navigation à voile, stabulation, araire, agriculture de montagne et des zones lacustres, écriture, métallurgie, nouveaux outils, construction en briques, amélioration des procédés de tissage. D’autre part, de nombreuses preuves existent de conflits armés dans les différentes phases de la protohistoire, et par conséquent, cela invalide en grande partie les tentatives de faire revivre une conception du Bon Sauvage ».
« La thèse de Diamond semble être moins délicate à soutenir dans le cas de l’Europe chalcolithique. Une conquête de l’Europe par des envahisseurs Pontiques aurait remplacé les sociétés égalitaires par des sociétés guerrières inégalitaires. Les premiers agriculteurs défrichent, les premiers métallurgistes prospectent. La progression des installations des métallurgistes dans les Alpes peut s’expliquer par la recherche du minerai à la source de leur activité. Raids et razzias sont cependant fréquents et interviennent sans aucun doute dans cette période de l’âge du Cuivre. La mort d’Ötzi témoigne cependant directement de la faible valeur au combat des armes de cuivre, et même d’un alliage supposant une bonne maîtrise de cette métallurgie. Elle témoigne aussi contre les approches modérant l’aspect violent des temps protohistoriques, et directement contre Rousseau, puisque la guerre totale dans les sociétés protohistoriques se déroule dans des espaces non appropriés comme la haute montagne ».
« Les schémas d’évolution du Bon Sauvage ou de la Conquête ne peuvent rendre compte que d’une tendance générale. Ceci rend difficilement compte du caractère contagieux et brusque de la propagation de la violence collective, et de l’allure générale non linéaire des courbes établies sur longues périodes. Les études sur la fréquence des guerres dans des sociétés premières selon le type d’organisation politique et le type d’activité économique indiquent que la transition métallurgique améliore fortement la stabilité des sociétés de type néolithique (un effet Hobbes : un pacte social qui fait passer de la plus mauvaise situation à la meilleure) mais qu’elle ne parvient pas à rétablir un état de paix antérieur à la révolution néolithique. Pour le type d’organisation politique, le maximum de guerres se situe avant la transition métallurgique, le maximum de paix, après ».

Du prestige de la lignée à la hiérarchie

« Le fond protohistorique n’apparaît pas dans le vocabulaire de la guerre et de l’armement, ni dans les caractéristiques des croyances religieuses favorables à la guerre et l’homicide : tous ces apports proviennent des sociétés historiques (Vennemann, 2003 ; Jensen, 2006). En fait, l’âge de Cuivre est un âge de prêtre, et ses plus grands trésors, comme celui de Nahal Mishmar, sont des objets cérémoniels. Ötzi n’est pas un guerrier, il a cherché à se fabriquer un arc, mais a été abattu avant d’avoir une arme équivalente à celle de son ou ses agresseurs. Mircea Eliade avait dressé un profil du Forgeron, qui s’intercale entre le Shaman et le Prêtre, dans l’histoire de la fonction religieuse, profil qui correspond bien au cas d’Ötzi (Eliade, 1977) ».
« Les historiens de la Rome Antique ont décrit les Celtes avec un fonctionnement du druide lui permettant de retirer un droit de sacrifier à une personne. L’apparition de cette forme d’incapacité juridique est importante pour la question de l’origine de l’inégalité. L’économie de ces sociétés est d’abord sacrificielle : qu’une personne puisse perdre son statut trahit l’existence d’une hiérarchie et institue de fait des classes différentes de personnes. Les sociétés néolithiques premières sont d’abord construites autour d’un exercice domestique de la religion. Chaque maison a son culte des ancêtres, généralement sous la responsabilité de la maîtresse de maison. Ces cultes domestiques persisteront jusqu’au Moyen-Âge, affaiblis progressivement par la hiérarchie – au sens premier du mot, l’existence d’un commandement sacré ».
La création de la monnaie n’est qu’une étape ultérieure dans l’apparition des inégalités
« ….L'autre inégalité serait ce que les hommes ont créé par une sorte d'accord comme la monnaie, la propriété en remplaçant des relations naturelles par des relations culturelles réglementées par des lois. Cette inégalité en quelque sorte historiquement créée est ajoutée à la nature et ne semble donc pas venir d'elle ».
ROUSSEAU PERE DE LA REVOLUTION FRANCAISE ET DES KHMERS ROUGES ?
La Déclaration des Droits de 1789 est, pour une large part, une synthèse de la pensée philosophique des principaux écrivains du XVIIIe siècle et notamment de Rousseau et de son "Contrat Social". Or Rousseau avait écrit dans une époque où l’inégalité politique constituait un obstacle à la démocratie, laquelle selon lui, serait réalisée par la suppression des barrières politiques entre la noblesse, le clergé et le Tiers Etat. L’idéal pour le siècle de Rousseau, c’était une démocratie politique qui pouvait être atteinte par la suppression des cloisons politiques entre les classes sociales, c’était l’égalité politique par le pacte social. Mais cette égalité politique ne signifie plus rien au XXIe siècle. Il faudrait plutôt, d’un point de vue réformiste, parler de nécessité d’une "démocratie économique" ou d’une "égalité économique". A la place de l’égalité de droit, une égalité juridique avait suffi à la société occidentale tout en étant contesté par le mouvement ouvrier et ses formes politiques. Le XVIIIe siècle s’est borné à supprimer une classe, la noblesse permettre la prise de pouvoir par une autre, la bourgeoisie qui a instauré un régime déjà pervers dès le départ, la démocratie.
Quelle était la nature de l’égalité revendiquée s’agit-il ? Le mouvement socialiste et anarchiste s’est toujours plus revendiqué de Rousseau que de Voltaire. Voltaire pique toutes ses idées d’émancipation politique bourgeoise à l’Angleterre libérale. Rousseau fustigeait non seulement l’inégalité politique mais aussi l’inégalité économique inscrite dans le principe même du droit à la propriété. Dans La Grande Révolution de Kropotkine – (lecture de chevet des Khmers rouges)– , Rousseau était décrit comme un des penseurs qui avait le plus influencé les révolutionnaires français, derrière le curé rouge Mably.  Rousseau était conçu comme un inspirateur de Babeuf, le premier théoricien du communisme en 1796 lors de sa Conspiration dite des Egaux. L’historien stalinien Albert Soboul dans ses livres et  dans ses cours délivré à l’Université Nouvelle (PCF), les jeunes étudiants annamites et autres colonisés apprenaient que Babeuf s’était inspiré de l’œuvre des Jacobins et s’était nourri des écrits de Rousseau, Mably et Morelly – qui, dans Le Code de la nature entendait « couper racine à la propriété ». Le but de la société devait être le « bonheur commun » et le seul moyen d’arriver à l’égalité de fait était « d’établir l’administration commune », puisque le partage égal des propriétés ne pouvait durer qu’une journée.
D’après Emile Durkheim, l’enthousiasme de Rousseau pour Sparte, son intérêt pour les œuvres de Mably, de More, et de Morelly, son idéal d’égalité économique ainsi que son rejet des arts et de l’industrie, permettait de classer sa théorie dans le « communisme moderne ». Son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754) était un ouvrage de référence pour les communistes (surtout staliniens), notamment le commencement de la seconde partie où la propriété privée est présentée comme la source de toutes les guerres, de toutes les misères et de tous les meurtres du genre humain, alors que naturellement il faudrait convenir que « les fruits sont à tous et [que] la terre n’est à personne », mais en laissant de côté toute mise en cause de l’Etat.
Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique mettait un bémol à cet engouement pour le Rousseau primitif, il mentionnait qu’il n’y avait eu que deux « chefs d’œuvres de dialectique » au XVIIIe siècle : le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Profond savant Engels n’ignorait pas l’influence originelle décisive de Diderot sur Rousseau et sa plus grande capacité politique quand le dernier était quand même un grave névrosé.
  La formation idéologique rousseauiste des khmers rouges est confirmée par leur passage à l’école… stalinienne du « socialisme réellement existant » bien avant la chute du Mur de Berlin comme le rapporte très bien un auteur :
« Loin de l’atmosphère de corruption de la capitale cambodgienne ou française, Pol Pot partit deux étés consécutifs en Yougoslavie pour servir dans une brigade de travail à Belgrade, ville détruite par la guerre. L’air du temps n’y était visiblement pas le même que dans les autres capitales cossues. Sar, qui travaillait le matin et observait les choses l’après-midi, a probablement été marqué par la volonté d’indépendance du pays, l’accent mis sur le volontarisme, la mobilisation de masse pour les travaux publics, et peut-être a-t-il retenu de son voyage, sous l’influence idéaliste ou non de Rousseau, l’image que la frugalité accroissait l’hospitalité et la solidarité entre les hommes. Des années après, en 1978, Pol Pot ne choisit sans doute pas par hasard d’accueillir pour la première fois dans son pays une équipe de journalistes yougoslaves.
Cette relation rousseauiste du renouveau et de la vie frugale ou de la vie paysanne se poursuit dans les années soixante. Hou Yuon, un progressiste alors proche de Pol Pot et de Khieu Samphan, enseignait comme ce dernier l’économie politique à l’université. Et un de leurs anciens étudiants devenu docteur en 1965 se souvient que ces « progressistes » admirés par les étudiants, qui abordaient les œuvres inscrites au programme, émettaient fréquemment le souhait d’éduquer les paysans et se référaient à la Révolution Française et à Rousseau. Cet étudiant avait fait un récit similaire à Wilfred Burchett en 1980 :
« Dans les conversations privées [Samphan et Yuon]  insistaient tous les deux sur le fait que la future société doit être basée sur les masses paysannes et que toutes les autres classes doivent être éliminées. J’ai eu beaucoup de conversations avec Khieu Samphan, en dehors des cours de la faculté. Il était plus catégorique que Hou Yuon sur le besoin de démarrer une nouvelle société à partir de zéro, en la basant sur les masses paysannes. "Elles sont pures" répétait-il sans cesse. "Tout dans l’ancienne société doit partir. Nous devons retourner à la nature, basée sur la paysannerie" De telles idées étaient des constantes [...]. Mais il croyait aussi au rôle d’intellectuels sélectionnés, disant qu’ils étaient les mieux qualifiés pour diriger le pays et organiser rapidement le progrès économique et social » .     
Vandy Kaonn, né en 1942 et étudiant en sociologie à la Sorbonne, a peut-être également suivi les cours de Khieu Samphan. Il exposait à Wilfred Burchett qu’au moment de la lutte anti-Lon Nol, Samphan intégra de nouvelles notions à « son idée de base que l’homme est bon mais a été corrompu par la civilisation, que plus la "civilisation" se présente sous la forme d’une société industrialisée, plus l’homme est corrompu » :
« Il considérait aussi l’éducation comme une source de corruption des masses. Seul un système social très simple était nécessaire afin de rester "pur" et préserver son bon sens. "Plus l’homme est éduqué plus il devient fourbe" devint une de ses formules favorites [...]. Dans un sens Khieu Samphan a mis en pratique ce qu’il prêchait. Il mena une vie très simple et travaillait dans les champs quand il était député de l’Assemblée Nationale »  .
Toutes ces notions empruntées à Jean-Jacques Rousseau, bien que Samphan fût en définitive un partisan mesuré de l’industrialisation, trouvaient sans doute leur confirmation dans le goût immodéré que cultivaient les citadins pour l’opulence, les distractions et le pouvoir. 
Une dizaine d’années après les premiers contacts de Pol Pot avec le peuple travailleur yougoslave, les dirigeants révolutionnaires eurent, au contact de leurs gardes du corps Jaraï dans les maquis du Nord-Est, une idée plus assurée de ce que pouvait être le bon peuple ou le « bon sauvage » rousseauiste, moins corrompu et désordonné dans l’âme que les citadins à la vie facile, car élevé dans un cadre modeste. Ceux-ci étaient en effet parfaitement loyaux et purs au point de consentir à « donner leur vie sans réfléchir
Avant cette rencontre, les révolutionnaires s’étaient inspirés d’un certain nombre d’habitudes paysannes (entraide, troc) tout en ayant pour projet de les rééduquer vers moins d’individualisme. De même, la page n’était pas si blanche qu’ils l’avaient cru dans ce havre éloigné du Nord-Est. Ieng Sary semble s’être heurté au rude caractère de certaines des tribus qui y vivaient. On était loin du mythe rousseauiste du « bon sauvage » qui avait bercé ces anciens militants communistes. En 1974, Ieng Sary disait à un diplomate français de ses amis : « Au contact des paysans, nous avons dû réapprendre tout ce que nous avions appris à Paris »[19]. Comme des révolutionnaires l’ont signalé à Charles Meyer, ils durent tout réapprendre « sur ce que pensait et souhaitait le paysan cambodgien »[20]. On peut penser que les changements introduits dans les schémas élaborés à Paris proviennent du constat que la docilité des paysans n’était que relative, et que les méthodes « hardies » de ralliement des paysans (voir la thèse de Khieu Samphan) ne pouvaient être maintenues sans provoquer le rejet du Parti du Peuple. Il ne fallait pas brusquer le vivier de la révolution, comme le laissait entendre un principe matérialiste classique rappelé dans le Récapitulatif d’une histoire commentée du parti rédigé dans la région Est : « La théorie suit la pratique ».
Les Cambodgiens nourris au mythe de la « guerre révolutionnaire »
« Les Cambodgiens, nourris par les bas-reliefs des temples d’Angkor, ont conscience d’appartenir à une race de guerriers (Khmaer Pouch neak Chambang), ou, comme le disait Pol Pot, d’être un peuple « courageux, digne, avec une longue tradition de lutte », ou encore, selon un texte de Drapeau Révolutionnaire en juillet 1978, d’avoir « de grands ascendants guerriers ». Mais cela n’était pas suffisant, il fallait une préparation. D’où l’importance de la conscience et de l’investissement politiques dans la victoire, qui rejoignait l’accent mis par les Bolcheviks et Mao sur l’instruction politique des troupes (unité interne et ardeur au combat) avant toute instruction militaire, pendant un an. En fait, Pol Pot aurait sans doute été d’accord avec cet impératif militaire des Spartiates rappelé par Rousseau : bâtir « de bonnes citadelles dans les cœurs des citoyens »  . Avant cette rencontre, les révolutionnaires s’étaient inspirés d’un certain nombre d’habitudes paysannes (entraide, troc) tout en ayant pour projet de les rééduquer vers moins d’individualisme. De même, la page n’était pas si blanche qu’ils l’avaient cru dans ce havre éloigné du Nord-Est. Ieng Sary semble s’être heurté au rude caractère de certaines des tribus qui y vivaient. On était loin du mythe rousseauiste du « bon sauvage » qui avait bercé ces anciens militants communistes. En 1974, Ieng Sary disait à un diplomate français de ses amis : « Au contact des paysans, nous avons dû réapprendre tout ce que nous avions appris à Paris ». Comme des révolutionnaires l’ont signalé à Charles Meyer, ils durent tout réapprendre « sur ce que pensait et souhaitait le paysan cambodgien ». On peut penser que les changements introduits dans les schémas élaborés à Paris proviennent du constat que la docilité des paysans n’était que relative, et que les méthodes « hardies » de ralliement des paysans (voir la thèse de Khieu Samphan) ne pouvaient être maintenues sans provoquer le rejet du Parti du Peuple. Il ne fallait pas brusquer le vivier de la révolution, comme le laissait entendre un principe matérialiste classique rappelé dans le Récapitulatif d’une histoire commentée du parti rédigé dans la région Est : « La théorie suit la pratique ».
De quelques idées spécifiques et fondamentales de Rousseau pour notre sujet
« Rappelons quelques traits de l’œuvre de Rousseau qui ont pu déteindre sur l’idéologie de l’Angkar Padevat (« l’Organisation révolutionnaire » cambodgienne). D’abord sa critique de la propriété, du luxe, du confort, et du superflu – jusqu’à s’habiller lui-même des vêtements les plus simples. Ensuite ses réflexions sur un état de nature commun à tous les hommes, avec pour pendant ses dénonciations de la dépravation des villes, de l’inutilité des arts et des maux engendrés par les progrès de la science.
Dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau considérait que les progrès de l’esprit humain étaient des sources d’inégalité extrême dans la manière de vivre, et même de maladies. Ce qui l’amenait à oser cette formule dialectique renversante: « J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé ». La lecture de cet ouvrage a du être particulièrement envoûtante pour les jeunes Saloth Sar, Ieng Sary et Khieu Samphan tant est subtil l’art argumentatif de Rousseau. Le 31 août 1755, Voltaire répondait à Rousseau en des termes peu élogieux après avoir lu son Discours : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ». Ce à quoi Rousseau semblait répondre indirectement  « J’aime  encore  mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes ». Rousseau prévenait certes que sa tentative d’explication des fondements de la société partait avant tout de conjectures réflexives, puisqu’il avait pris le parti d’écarter les « faits », mais ces « faits » anciens eux-mêmes ne devaient pas faire illusion car ils n’étaient que des hypothèses formulées par d’autres chercheur . Dans Emile, lu au moins par Mey Mann, Rousseau commençait par inviter les professeurs à arracher leurs élèves à la société, avant de tempérer cette idée.
Sur le plan économique, Rousseau, comme plus tard les utopistes et les marxistes, avait une conception matérielle de la richesse, à l’inverse d’autres courants qui admettaient une productivité liée à l’utilité créée par le travail. Dans cette veine, Samphan recourait dans sa thèse en sciences économiques à la distinction faite entre travail productif et improductif. Il s’appuyait de façon ostentatoire sur Adam Smith, peut-être pour plaire à son directeur de thèse libéral modéré Gaston Leduc – de nos jours, les libéraux ont plutôt tendance à considérer Smith comme prisonnier des préjugés physiocrates. Dès leurs études, nos « progressistes » voulaient, comme Mao d’ailleurs qui avait inscrit Rousseau dans les programmes scolaires, s’appuyer sur les paysans pour encercler les villes et renverser aisément une bourgeoisie métissée de souche essentiellement étrangère haïe par ces paysans au teint sombre. Et certains ont avancé l’hypothèse que Pol Pot, qui avait gardé des contacts avec l’intellectuel Keng Vannsak jusqu’en 1963, a pu intégrer à son projet les théories de ce dernier sur la démocratie villageoise primitive pré-hindoue et pré-urbaine, théories nourries de lectures d’orientalistes français et de Rousseau. Mais surtout, Rousseau ne se contenta pas de critiquer le statu quo et d’idéaliser la liberté ou la bonté de l’homme solitaire ou relativement peu grégaire laissé à l’état de nature – la liberté du sauvage était à ses yeux primitive et esclave de passions débridées – ; il proposa aussi, dans son Contrat Social, un pacte qui ferait de tous les hommes des gens libres dans une communion acceptée par chaque individu du fait de l’identité du citoyen et du sujet, de l’être actif et passif dans la Cité rousseauiste: « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle ». Enfin, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, moins connues, mais où il donne libre cours à son côté législateur, prévoient un certain nombre de prescriptions radicales et autarciques visant à se soustraire à l’influence des puissances dont la fortune est amassée grâce au commerce,
Bien que les origines des états, et les justifications des actes étatiques est très similaire entre Marx et Rousseau, nous avons déjà remarqué que pour Marx l'Etat est le mécanisme de la domination sociale de la classe dominante, qui contraste nettement avec la vision de Rousseau qui voit l'Etat, dans un façon presque Hééelienne, comme la finalité de l'homme. Néanmoins, cela n'empêche pas que l'Etat soit un fonction, comme la propriété, du mode de production. Alors, Marx dit:
"L'Etat et l'organisation de la société ne sont pas, du point de vue politique, deux choses distinctes. L'Etat est l'organisation de la société.
"L'Etat bourgeois n'est rien d'autre qu'une assurance mutuelle de la classe bourgeoise contre...la classe exploitée, une assurance qui doit devenir toujours plus coûteuse et plus autonome en face de la société bourgeoise, parce que l'abaissement de la classe exploitée devient sans cesse plus difficile. L'idée de classe et d'un lutte des classes est marginale à la pensée de Rousseau ».[3]
 UNE NECESSAIRE REFLEXION SUR LA FUMISTERIE DE L’EGALITE POUR LES REVOLUTIONNAIRES MAXIMALISTES

Très intéressant donc ce travail de Sher sur son blog pour nous démarquer de cette noria d’historiens et de journalistes bourgeois qui depuis au moins trois décennies crient au danger de résurgence «  khmer rouge » contre le marxisme et son projet de futur communiste. Où l’on a vu que finalement ce culte de la paysannerie comme « retour aux sources… archaïques » est bien plutôt le fond de la théorie primitive et réactionnaire de tous nos anars modernes, jusqu’aux éclectiques Cahiers Spartacus dont le logo (les Egaux représentant deux solides travailleurs se tenant par les bras) symbolisent la fausse égalité du présent et de l’avenir.
 Cette question m’habite depuis longtemps. En 2006 je publie « Dans quel Etat est la révolution ? » et j’écris ceci :
« Marx comme Platon, voit la société stratifiée en castes différentes. Pour Platon, l’inégalité est naturelle. Pour Marx l’égalité des êtres est évidente, il faut donc faire prédominer un droit aux besoins de première nécessité à partir de la valeur d’égalité. Pour Platon comme pour Marx, les directeurs de la société doivent renoncer à la propriété privée afin de démontrer leur droit moral à la diriger.». La vraie justice est définie comme l’égalité accordée en toute occasion « à des inégaux », suivant la formule des Lois de Platon. La loi détermine l’égalité, non la nature, génératrice de différences. La considération du bien général la guide, et non le bien ou l’intérêt particulier, fauteurs de troubles et de discorde. Elle fait de nous des hommes à part entière et non des bêtes sauvages. La législation est nécessaire au bon fonctionnement de la cité. Elle tempère les propensions naturelles à l’égoïsme et à l’ambition ou à la souveraineté – toujours plus ou moins tyrannique – du plaisir ou du désir individuel. Les institutions de Clisthène puis de Périclès ont pour objectif principal de constituer des freins à l’extension de la puissance, à celle du dêmos (le corps des citoyens) en tout premier lieu »[4]. On a pu qualifier le régime de Périclès de « socialisme d’Etat », un système qui favorisait la discussion publique, la critique, la réflexion partagée, l’échange d’idées et d’arguments. La parole – logos – est devenue une arme de combat commune et la politique se transforme en agôn (assemblée, réunion, lutte, combat).
Il ne s’agit pas de vouloir un nouveau mode de répartition en conservant les cadres de l’ancien. L’individualisme égalitaire simpliste de l’anarchiste vient justifier le culte de la hiérarchie capitaliste en ce qu’il nie les différences, lesquelles n’ont pas besoin d’être hiérarchisées ni opposées. Sous le signe de l’égalité on a fait passer les pires turpitudes. Marx conteste formellement le mythe idéaliste de l’égalité : « Selon lui, le concept d’égalité appartient à la production marchande : cette dernière est l’ « égalité » réalisée. Egalité et inégalité sont des termes qui se définissent et se conditionnent réciproquement : là où il y a égalité, il y a aussi inégalité, et inversement. L’ « égalité » demeure toujours comme un mot d’ordre et comme revendication à l’intérieur de l’horizon de la société bourgeoise. En même temps, l’ « égalité » fait abstraction du caractère singulier de l’individu ; elle quantifie ce qui est qualitativement varié. Dans la société qui permet le riche épanouissement de l’individualité – c'est-à-dire dans la société communiste – ce n’est pas l’ « égalité » qui est réalisée : l’égalité et l’inégalité, en tant que termes opposés se définissant l’un l’autre, y deviennent absurdes et sans intérêt »[5]. La productivité de la technique mise au service des hommes dépasse de plus la simple exigence de la satisfaction des besoins vitaux ».
Le rejet du constat d’une inégalité réelle et nullement conflictuelle (et matière à jalousie) qui est un des piliers de l’ordre démocratique bourgeoise n’est qu’un complément de la fabulation démocratique de la loi du nombre vertu perverse érigée en principe par la démocratie bourgeoise qui le viole impunément chaque jour. C’est toujours l’appareil anonyme des énarques qui fait fonctionner l’Etat indépendamment des cliques politiques qui se succèdent à sa tête. Seul le courant maximaliste de la Gauche communiste (avec son aile bordiguiste en particulier) récusa toujours la loi du nombre indifférencié non pour se soumettre à une quelconque élitisme féodal ou fasciste, mais parce que les élections bourgeoises sont fixées dans un cadre pré-établi qui élimine toute contestation de l’Etat et de l’ordre bourgeois pour des masses de prolétaires, noyées dans le peuple, et non placées devant un véritable choix de société et soumises à des décisions prises par la minorité dominante avant comme après les festivités électorales. Le vote de l’ensemble de la population, oui disait Lénine encore en opposition, mais à condition que les règles du jeu ne soient pas faussées : interdiction du financement des partis politiques, exclusion de toute propagande unilatérale, parité des programmes en lice et non pas valorisation des personnes.

La fable de l’égalité, exhibée plus en politique que dans la réalité économique engendre en outre la violence contre soi ou contre les autres en laissant croire à une égalité des capacités, techniques, intellectuelles, culturelles etc. C’est cette égalité fictive qui engendre la violence sociale dite « incivique », « absurde » ou « de racaille » dans le cadre scolaire, qui produit le ressentiment par l’infériorité sociale du vécu, face aux beaux parleurs des partis politiques par tous ceux qui n’ont pas appris à argumenter, les prolétaires en général sans qualification et sans diplôme, spectateurs figurants face à la noria des intellectuels de parti, jalousés pour leur capacité à argumenter en public après avoir été brièvement admirés. Où la politique (dominante) n’est plus que l’affaire de « spécialistes » et des « intelligents bardés de diplômes ». La véritable égalité (communiste dans l’Agora) serait la libre parole débarrassée de toutes les chaires et bastions idéologiques des intellectuels bourgeois.
La fable de l’égalité ravive donc ce sentiment inhumain, lié à l’histoire de l’appropriation privée, la jalousie, plus maladie d’une époque de l’humanité passée que constituant véritable d’une nature humaine préformatée. Et renvoie donc à la soumission et impuissance collective d’une classe privée de moyens d’expression.

PS:

A voir sur l’excellent WebTV de l’Université de Nantes
http://webtv.univ-nantes.fr/fiche/4009/eric-leborgne-le-dialogisme-dans-les-oeuvres-de-diderot


[1] Comparant avec la misère de la jeunesse de maintes anciennes cités ouvrières, je me félicitai cyniquement de l’accroissement des cambriolages des résidences secondaires… même si ce n’est pas l’œuvre des jeunes déshérités chômeurs…
[2] Yves Charles Zarka, né le 14 mars 1950 à Tunis (Tunisie), est philosophe, professeur à la Sorbonne, université Paris-Descartes, titulaire de la chaire de philosophie politique.Il a été longtemps directeur de recherche au CNRS, où il dirigeait le Centre d’histoire de la philosophie moderne et le Centre Thomas-Hobbes. Il est fondateur et directeur de la revue Cités. Il dirige actuellement le centre PHILéPOL (philosophie, épistémologie et politique) de l'université Paris-Descartes (composante du Gepecs) au sein duquel les recherches s'organisent sur le concept de « monde émergent ». Ses recherches portent sur la démocratie, les nouveaux enjeux environnementaux, la nouvelle configuration du pouvoir au niveau mondial, le cosmopolitisme, etc.

[3][3] Sacha Sher : http://khmersrouges.over-blog.fr/article-20759109.html
[4] Ibidem, p.86-87.
[5] A.Heller, « La théorie des besoins… » p.175.